Des formes d’attention
400 heuresde vidéos sont diffusées chaque minute sur YouTube (InaGlobal, 2018)
Les psychologues distinguent en général trois formes d’attention : soutenue, divisée, sélective.
L’attention soutenue est celle qui nous permet d’accomplir des tâches complexes, comme comprendre un théorème de mathématiques ou jouer une partition musicale. Ces tâches, surtout lorsqu’elles sont nouvelles pour celui qui les pratique, impliquent de diriger une part importante son attention sur de multiples paramètres. Au fur et à mesure, ces tâches complexes sont découpées en micro-tâches qui permettent d’acquérir des automatismes, c’est-à-dire que notre cerveau va enregistrer certains mécanismes pour pouvoir se concentrer sur certaines tâches plus exigeantes.
La deuxième forme d’attention est l’attention divisée. Il s’agit de notre aptitude à gérer plusieurs tâches complexes dans une durée limitée. Pour les scientifiques, l’idée que nous serions capables d’être multitâches, en gérant plusieurs tâches simultanément, ne fait pas consensus (Maquestiaux et Didierjean, 2011). Certains affirment qu’il est possible de gérer deux tâches complexes en même temps, lorsqu’elles ne mobilisent pas le même canal. C’est le cas lorsqu’on lit (canal visuel) et qu’on écoute de la musique instrumentale sans paroles (canal auditif) en même temps. Accomplir deux tâches mobilisant le même canal (moteur par exemple comme fouiller dans un sac et freiner en voiture en même temps), entraîne nécessairement une perte d’efficacité sur l’une ou l’autre des tâches et peut dans certains cas devenir dangereux. En situation dite « multitâches », l’attention principale va en réalité se focaliser sur une tâche puis sur une autre, mais pas sur les deux simultanément. Le désengagement de la première tâche et le réengagement dans la seconde peuvent alors se faire avec plus ou moins de rapidité et de fluidité. Certains penseurs comme Yves Citton, considèrent le “multi-tasking” comme une aptitude inhérente à tout individu. En effet, être concentré sur une tâche n’exclut pas le fait de rester en alerte sur son environnement extérieur.
Ainsi l’attention n’est pas quelque chose de totalement captif, c’est une capacité à percevoir et à ressentir son environnement pour y agir. Elle procède alors grâce à une troisième forme d’attention qui est l’attention sélective. Celle-ci nous permet de filtrer les stimuli extérieurs pour nous concentrer sur une tâche à réaliser. Elle est indispensable lorsque trop d’informations ou de sollicitations nous parviennent en même temps. Elle nous permet d’établir des priorités. Cette capacité peut être déréglée ou défaillante chez certaines personnes. On parle de trouble du déficit d‘attention (TDA) lorsqu’on ne parvient pas à canaliser son attention sur une tâche à la fois, en raison d’une incapacité à gérer l’abondance de stimuli extérieurs. Dans le cas inverse, le cerveau humain peut conduire à ignorer certaines informations, on parle de cécité attentionnelle. La question qui se pose avec le développement des environnements numériques est celle de savoir dans quelle mesure le numérique agit et influence nos capacités d’attention.
D’après la neurolinguiste américaine Katherine Hayles, l’être humain du 21ème siècle a développé un nouveau mode d’attention, l’hyperattention (Hayles, 2016). Celle-ci se serait développée, grâce à la plasticité cérébrale, pour répondre aux sollicitations dans les environnements numériques. Sur internet, la lecture exige en effet des compétences différentes de celles requises pour la lecture d’un document imprimé, avec des modalités variées de navigation, des renvois vers d’autres documents par le biais des hypertextes. Le lecteur fait donc face à de multiples documents qui peuvent être hyperreliés et ces documents sont issus de diverses sources, ce qui rend cognitivement plus complexe l’analyse et le repérage de l’information. Cela exige d’organiser mentalement des informations dispersées et de filtrer certaines d’entre elles pour diriger son attention vers l’information répondant à son besoin (Amadieu et Tricot, 2014). Comme avec les hyperliens, les usages de la réalité augmentée qui se développent dans les environnements culturels, scolaires, professionnels, conduisent à une superposition des couches d’informations qui rendent parfois complexe l’entrée dans des apprentissages. L’hyperattention qui consiste à maîtriser le passage successif d’un flux d’information à un autre par un repérage d’ensemble permettant de circuler à la fois dans et entre les contenus, devient alors indispensable. Chez les adolescents, l’hyperattention et la stratégie de lecture qui va de pair avec elle, l’hyperlecture, se développeraient davantage au détriment de l’attention soutenue et la stratégie de lecture qui va de pair avec elle, à savoir la lecture rapprochée, lorsqu’on lit un roman imprimé par exemple.
Pour les parents, les éducateurs, les enseignants, le défi serait donc de s’assurer que l’hyperattention vienne s’inscrire parmi les stratégies cognitives des jeunes, de la même façon que l’attention soutenue, divisée et sélective cohabitent dans un répertoire commun et une dynamique d’usages. Il est désormais considéré comme acquis que tous les supports, papier comme numérique, participent au développement cognitif des enfants et des adolescents. Les pédopsychiatres recommandent d’alterner ces supports dès l’enfance car ils ne mobilisent pas les mêmes aptitudes motrices et cognitives. La lecture sur des supports numériques tisse en effet des circuits neuronaux différents des schémas activés par la lecture sur un support papier. Mais cela ne signifie pas qu’elle nous rend plus stupide, ni plus intelligent. Elle ne nous détourne pas non plus de la lecture, qui se pratique différemment, mais de façon plus fréquente sur des formats plus courts dans nos quotidiens, avec la lecture sur internet, de mails, des réseaux sociaux ou des SMS.
Attention et discernement
Moins d’1 internaute sur 2identifie clairement la source d’un contenu lorsqu’il y accède par le biais d’une plateforme sociale, là où les jeunes générations s’informent le plus (Sassoon, 2018)
D’après un article publié dans la revue des médias de l’INA en 2018, moins d’1 internaute sur 2 identifie clairement la source d’un contenu lorsqu’il y accède par le biais d’une plateforme sociale, là où les jeunes générations s’informent le plus. D’après les cognitivistes, les jeunes, mais aussi les adultes, ont tendance à rationaliser les efforts cognitifs et le temps consacré à la recherche d’information en fonction de l’importance qu’ils accordent à la recherche et à ses enjeux. Ainsi, l’abondance d’informations sur le web favoriserait une économie cognitive lors du tri des informations à partir de plusieurs repères : des repères visuels (l’apparence d’un site), expérientiels (sa familiarité avec le site), de réputation (les recommandations du site par d’autres personnes), d’auto-confirmation (la validation de ses croyances personnelles par le site), d’expertise (l’URL d’un site ou des auteurs susceptibles d’être fiables compte tenu de leur statut) (Sahut, 2017). Il convient alors de s’interroger sur ces repères : relèvent-ils d’automatismes ? Sont-ils susceptibles de gêner voire d’occulter l’attention nécessaire au processus d’apprentissage ? Peut-on intégrer ces repères auxquels se réfèrent les jeunes dans leur quotidien dans l’éducation aux médias et à l’information en contexte scolaire ? De nombreux chercheurs en éducation et pédagogues soutiennent que l’éducation partant de situations authentiques du quotidien et de la prise en compte des compétences informelles des élèves, c’est-à-dire celles qu’ils développent hors contexte scolaire, auraient plus d’efficacité non seulement parce que cela favorise la motivation mais en plus parce que cela facilite la transférabilité des connaissances scolaires acquises vers l’environnement personnel des jeunes. Il faut cependant noter que l’attention est un processus actif, qui relève avant tout d’une intention : plus on sait ce que l’on cherche, mieux on est capable de le chercher et donc de le trouver.
Perceptions, réceptions, solutions
La question des risques pour l’attention n’est pas qu’une affaire d’experts de la cognition. Elle ne doit pas nous amener à croire qu’être attentif reviendrait uniquement à orienter toutes nos ressources mentales vers un but prédéterminé. L’émergence du numérique dans notre quotidien a aussi permis un délestage de l’attention requise pour certaines tâches en confiant ce travail aux outils numériques (GPS, agenda éléctronique…). De nouvelles possibilités permettent d’organiser son espace cognitif, à l’aide d’appareillages et de systèmes d’attention externalisés sur le web. L’exo-attention (Citton, 2017) caractérise le fait de déléguer le repérage attentionnel à un appareillage automatisé associant des capteurs sensoriels à un calcul algorithmique. C’est le cas du véhicule à conduite autonome, censé nous aider à porter des charges attentionnelles trop lourdes.
Par ailleurs, l’attention est aussi errances, curiosité et inventivité. Elle a un caractère profondément émancipateur. Pour Alain Giffard, il existe un conflit entre les différents modes d’attention et notamment entre attention et distraction (Giffard, 2012). D’après ce spécialiste des cultures numériques, une partie de l’explication de ce conflit résiderait dans le fait que les jeunes évoluent dans des environnements médiatiques qui se sont adaptés aux attentes présupposées du public (réduction de la taille des articles, ajouts de résumés, pub qui surgissent, mise en avant de l’image, fragments d’informations faciles à parcourir…). Ces environnements suggèrent nécessairement d’autres parcours de lecture, de réflexion et d’attention, favorisant les détours, les découvertes inattendues. L’attention partielle continue proposée par Linda Stone pour décrire “la façon dont nous surfons en regardant dans de multiples directions à la fois, plutôt qu’en étant pleinement absorbés par une seule tâche” n’est pas à considérer comme un problème ou un défaut mais plutôt comme un modèle de survie numérique et un précieux instrument de navigation dans un monde complexe. De plus, “cela sera d’autant plus vrai que nous parviendrons à compenser notre propre attention partielle en collaborant avec d’autres personnes capables de voir ce que nous ratons” (Davidson citée par Citton, 2014, p. 268).
Les dispositifs que les jeunes affectionnent comme Snapchat ont en effet tendance à les inciter à suivre une logique essentiellement utilitariste pour capitaliser de l’attention sur ce marché (Déage, 2018), même si l’apprentissage de la sociabilité les pousse à s’orienter, à juger et à agir avant tout d’après des valeurs sociales qu’ils sont en train de s’approprier. Or, les jeunes comme les adultes ne sont pas dénués de réflexion et sont capables de détournements, échappant ou s’accommodant des stratégies marketing mises au point par les géants du web. Certains adolescents, souvent issus de milieux sociaux plus favorisés, contrôlent le temps qu’ils consacrent aux réseaux sociaux pour qu’il n’empiète pas sur leur travail scolaire et leurs loisirs. L’intensité d’utilisation des plateformes chez les jeunes varie alors entre une activité fréquente, parfois continue, le plus souvent dans les milieux populaires, à la déconnexion totale, observable chez certains jeunes de milieux favorisés ou au contraire très défavorisés dans lesquels la réussite scolaire est un enjeu dont se soucient particulièrement les parents.
Cependant, les problématiques d’éthique sur internet restent nombreuses et commencent tout juste à faire l’objet de recherche et de réglementations : quelle est la responsabilité des concepteurs des plateformes sur les comportements des usagers ? Comment intègrent-ils le respect et la protection des libertés individuelles dans leurs algorithmes ? L’impact sur nos capacités attentionnelles est avant tout une affaire politique, économique et citoyenne. Chercheurs et militants défendent l’idée d’une nécessaire refondation des principes éthiques de l’être-ensemble, autour de nouvelles logiques d’échange, de partage et d’exposition. Le respect des principes éthiques dès la conception des plateformes et des algorithmes (ethic by design) est une condition sinequanone (Cardon, 2015).
L’attention ne se réduit donc pas à la concentration. Il y a de multiples régimes d’attention qui se superposent (Citton, 2014, p.66-70). L’attention peut être captive lorsqu’on est spectateur d’une publicité ; volontaire lorsqu’on choisit de lire un livre, attractive lorsqu’on est attiré par la perspective d’un plaisir ou d’un gain ; concentrée sur un tâche ou divisée lorsqu’on alterne entre deux tâches ; immergée lorsqu’un jeu absorbe toute notre attention par exemple. Avec une “attention réfléchie” (Citton, 2014, p.252), sorte de “méta-attention”, on peut émettre la proposition qu’il faut apprendre à distinguer comment se manifestent ces multiples régimes d’attention pour pouvoir passer de l’un à l’autre avec plus de maîtrise et de fluidité. Il apparaît aussi important d’apprendre à choisir ses aliénations au lieu de chercher à s’en émanciper, car finalement l’attention est une forme d’aliénation (Citton, 2014, p.257). Ainsi, elle doit être choisie judicieusement pour nous enrichir.
Préconisations
- L’attention ne se réduit pas à la concentration. Il y a de multiples régimes d’attention qui se superposent (Citton, 2014, p.66-70). L’attention peut être captive lorsqu’on est spectateur d’une publicité ; volontaire lorsqu’on choisit de lire un livre, attractive lorsqu’on est attiré par la perspective d’un plaisir ou d’un gain ; concentrée sur un tâche ou divisée lorsqu’on alterne entre deux tâches ; immergée lorsqu’un jeu absorbe toute notre attention par exemple. Avec une “attention réfléchie” (Citton, 2014, p.252), sorte de “méta-attention”, on peut apprendre à distinguer comment se manifestent ces multiples régimes d’attention pour pouvoir passer de l’un à l’autre avec plus de maîtrise et de fluidité.
- Il apparaît aussi important d’apprendre à choisir ses aliénations au lieu de chercher à s’en émanciper, car finalement l’attention est une forme d’aliénation (Citton, 2014, p.257). Ainsi, elle doit être choisie judicieusement pour nous enrichir.
Bibliographie
Amadieu, F., & Tricot, A. (2014). Apprendre avec le numérique : mythes et réalités. Retz.
Cardon D. (2015) À quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’heure du big data, Paris, Le Seuil.
Citton, Y. (dir.) (2014) L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ? Paris : La Découverte.
Déage, M. (2018). S’exposer sur un réseau fantôme: Snapchat et la réputation des collégiens en milieu populaire. Réseaux, 208-209(2), 147-172. URL : https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/revue-reseaux-2018-2-page-147.htm
Desmurget, M. (2019) La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Paris : Le Seuil.
Giffard, A. (2012). L’industrialisation du lecteur. Médium, 32 – 33(3), 342-355.
Hayles, N. K. (2016). Lire et penser en milieux numériques. UGA Éditions.
Leroux, Y. Blog Psyetgeek.com
Olano, M. (2017). L’attention en trois questions. Sciences Humaines, 298(12), 2-2. https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/magazine-sciences-humaines-2017-12-page-2.htm
Maquestiaux, F et Didierjean, A. (2011) « Peut-on penser à deux choses à la fois ? », Cerveau & Psycho, n°45 mai-juin 2011
Merzeau, L. (2009). Présence numérique : les médiations de l’identité. Les Enjeux de l’information et de la communication, volume 2009(1), 79-91
Sahut, G. (2017) « L’enseignement de l’évaluation critique de l’information numérique », tic&société, Vol. 11, N° 1 | 2ème semestre 2017. URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/2321
Sassoon, V. (2018) Éduquer les jeunes aux images, un enjeu de citoyenneté, La revue des médias de l’Ina, 26 juin 2018. URL : https://www.inaglobal.fr/education-formation/article/eduquer-les-jeunes-aux-images-un-enjeu-de-citoyennete-10224
Stora, M. (2019). Médiation et jeu vidéo : une narration sensorielle. « Ico, c’est moi ». Dans : Marion Haza éd., Médiations numériques : jeux vidéo et jeux de transfert (pp. 325-340). Toulouse, France: ERES.
Voir aussi : Capelle, C (2019) “L’attention : entre économie et éthique de l’information”, L’agence des usages, Réseau CANOPE, URL : https://www.reseau-canope.fr/agence-des-usages/lattention-entre-economie-et-ethique-de-linformation.html
Ressources éducatives associées