L’esprit critique et l’évaluation de l’information dans les contextes de manipulation
Etymologiquement, la critique relève du discernement. L’esprit critique désigne ainsi la capacité à s’interroger face à l’information, à l’évaluer systématiquement, à distinguer faits, opinions et valeurs dans la construction et le décryptage des discours. Il est fondamental face aux discours politiques mais relève d’une grande complexité, car l’esprit critique ne se décrète pas. Il n’appartient pas à une discipline scolaire mais traverse l’école et la société.
Dans un monde surinformé, parce que l’information est pléthorique, immédiate, détachée des expertises traditionnelles (Boullier, 2017) dans les réseaux socio-numériques, l’évaluation de l’information est centrale (Mercier, 2018). Les risques liés à la désinformation (diffusion d’informations délibérément mensongères), mais aussi à la mésinformation (diffusion, parfois involontaire, d’informations erronées) sont pointés avec virulence depuis quelques années.
Les fake news ou infox désignent les phénomènes de manipulation volontaire et délibérée de falsification de l’information, notamment par le moyen de mensonges, parfois du silence (dissimulation d’informations), dans un objectif de manipulation de l’opinion (propagande, « tentative d’influencer l’opinion et la conduite de la société de telle sorte que les personnes adoptent une opinion et une conduite déterminée » (Bartlett, cité par Huygues, 2019), dans une perspective de conquête du pouvoir (les stratégies mises en place par Daesh pour attirer des combattants), ou de dénigrement d’un ennemi politique (l’affaire de la pizzeria piégée durant les dernières élections présidentielles américaines).
La manipulation de l’information n’est absolument pas liée au numérique, tous les régimes politiques autoritaires ou totalitaires ayant toujours recouru à cette arme politique depuis l’antiquité (mais aussi les démocraties, comme en témoigne l’affaire Dreyfus), notamment dans ce que l’on appelle la guerre politique, qui cible spécifiquement l’information. Le roman de Georges Orwell, 1984, en est la meilleure illustration. Mais ce qui change avec le numérique est la puissance et la vitesse de diffusion de ces informations, dans ce que Gérald Bronner nomme le “marché cognitif dérégulé” qu’a ouvert l’internet.
Les scientifiques se sont ainsi, depuis quelques années, intéressés aux raisons qui expliquent l’efficacité des phénomènes de désinformation :
- les biais cognitifs : la tendance à rechercher une information qui confirme ses propres croyances dans le biais de confirmation, une information extraordinaire, une information qui vient d’une source à laquelle on accorde autorité ou confiance… ;
- les biais épistémiques : une épidémie de crédulité, selon Damian Thompson, d’irrationalité, selon Gérald Bronner, voire de bêtise, selon Nicolas Carr, qui nous font parler aujourd’hui, avec Donald Trump, de “post-vérité” (un terme qui désigne le fait que “les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles » selon l’Oxford Dictionary) et de faits alternatifs ;
- la crise de confiance dans les institutions, très directement incarnée dans les épisodes des gilets jaunes qui disqualifient les élites politiques comme la presse, et peut provoquer des flambées de populisme dans certains pays ou des discriminations contre une partie de la population, dans une rhétorique conspirationniste toujours très efficace (les théories du complot) ;
- le ciblage précis de l’information, par l’usage des données personnelles pour orienter les choix de consommation ou électoraux. Le scandale de Cambridge Analytica illustre ce type de stratégie ;
- l’efficacité des stratégies de captation de l’attention et la vitesse de circulation de l’information qui permet de diffuser en quelques heures des rumeurs de complot après un événement, par exemple.
Face à ces phénomènes, les jeunes se trouvent dans une grande difficulté pour évaluer l’information qui leur parvient principalement par les réseaux socio-numériques, sans médiation. La structuration même et les principes de fonctionnement du numérique sont en jeu, puisque les algorithmes mettent en place des “bulles de filtres” (Eli Pariser), des espaces relativement fermés qui offrent à chacun une information qui correspond à son cercle d’”amis” et à ses habitudes de navigation. De cette façon, la diversité n’est plus de mise, les internautes sont confortés dans leurs croyances et peu exposés à des points de vue divergents. Cette situation est propice à la circulation de stéréotypes. Agissant par simplification, homogénéisation, généralisation et catégorisation, le stéréotype traduit un imaginaire social qui permet de concevoir le réel dans une représentation partagée et rassurante. Les réseaux socio-numériques en favorisent la dissémination. Ce sont les stéréotypes les plus simplistes qui se diffusent autour de l’information sur les évènements, et qui contribuent à exclure le point de vue de l’autre, voire à justifier les discriminations.
Un second problème, central dans la question de l’évaluation de l’information, est celui de la maturité du public et de l’écart entre l’information disponible et les capacités du public à la traiter, la comprendre, l’analyser, la critiquer. Cet écart peut provoquer une forme de vertige et le renoncement à tenter de comprendre, ou le refuge dans des zones de confort. Face aux exigences liées à la nécessité de vérifier les informations, il n’existe pas de recette simple. La vérification des faits (“fact-checking”) et de l’expertise de celui qui diffuse l’information, le croisement des sources, la recherche de preuves scientifiques, sont des démarches complexes qui se construisent lentement au cours du cursus scolaire et dans l’évolution de la maturité cognitive des jeunes. Elles demandent un accompagnement à l’école mais aussi en dehors, qui est très différent suivant les familles et les parcours de vie.
L’incertitude, au cœur de la culture de l’information
L’incertitude renvoie aussi bien aux caractéristiques de la réalité telle qu’elle peut être décrite grâce à notre connaissance, qu’à l’état d’esprit de la personne qui perçoit cette réalité. La place faite à l’incertitude à l’école se heurte à la crainte des éducateurs que le sentiment d’incertitude soit associé au doute, à l’impossibilité de comprendre, de choisir, d’agir, de construire des formes de confiance, au renoncement ou à l’impuissance devant la recherche de la vérité. L’incertitude est pourtant au cœur de la démarche scientifique. Elle pose le principe de l’impossibilité d’une connaissance objective totale, et de la réfutabilité des savoirs scientifiques. Cependant, elle est difficile à supporter, notamment dans les discours politiques qui s’appuient sur la recherche de la confiance et le besoin de persuader à l’aide de discours simples. Ulrich Beck montre aussi que, dans la modernité, la foi dans le progrès fait penser que l’incertitude est maîtrisable. Le sentiment de maîtrise du risque grâce aux probabilités via les algorithmes et l’intelligence artificielle relève de la même négation de l’incertitude. Edgar Morin (1991, 12) rappelle pourtant cette “ nécessité, pour toute éducation, de dégager les grandes interrogations sur notre possibilité de connaître. Pratiquer ces interrogations constitue l’oxygène de toute entreprise de connaissance. De même que l’oxygène tuait les êtres vivants primitifs jusqu’à ce que la vie utilise ce corrupteur comme détoxifiant, de même l’incertitude, qui tue la connaissance simpliste, est le détoxifiant de la connaissance complexe. »
Ainsi, l’incertitude peut désigner l’état d’esprit d’une personne qui ne parvient pas à trouver la réponse à ses questions, mais aussi une attitude intellectuelle qui consiste à refuser de porter des jugements définitifs, à l’ouverture vers une pluralité d’explications, donc à la créativité, la curiosité et la recherche. Car si l’incertitude est anxiogène, la certitude peut être dangereuse parce qu’elle fige la pensée, la ferme, lui interdit d’entrer en résonance avec d’autres pensées, donc de communiquer. L’un des rôles de l’éducation pourrait donc consister à rendre moins anxiogène l’incertitude en apprenant à accepter le désordre qui lui est lié. L’incertitude ne correspond pas seulement à un mode d’action mais aussi à un affect. André Tricot et Jérôme Dinet, dans leurs travaux sur la recherche d’information dans les documents numériques, montrent que l’état d’incertitude se retrouve dans l’activité de recherche. Elle est liée à l’identification du besoin d’information. L’éducation consiste ainsi d’abord à apprendre à se poser des questions (Cordier, 2012). Se poser des questions et accepter le principe d’incertitude n’équivaut pas au nihilisme ou au doute permanent. Car celui-ci peut devenir un principe politique et aboutir à la défiance, qui supprime les formes de loyauté et risque de mettre en cause toute forme d’engagement.
L’engagement et la participation à la vie publique
Le désengagement des jeunes dans la vie publique, voire des formes d’aliénation et de docilité sont des risques évoqués dans les recherches. Antonio Casilli montre que les internautes constituent aujourd’hui des armées de travailleurs, qu’il nomme le “digital labor”, non seulement qui s’ignorent, mais qui acceptent une exploitation qui ne dit pas son nom, en échange d’avantages à court terme (continuer de naviguer sur un site, jouer). Ces modes d’exploitation peuvent être combinés avec des activités qui donnent à l’internaute le sentiment de participer à l’opinion publique, à travers, par exemple, les “like” et les “tags” qui ont remplacé les expertises. Ce sont désormais les usagers qui donnent leur opinion, qui font et défont les réputations. Ce système peut contribuer à construire un sentiment de pouvoir sur le cours des choses, qui cache la réalité d’un enrichissement de quelques entreprises par l’exploitation de l’activité volontaire des internautes. Et ce sentiment de puissance, à petite échelle, risque de détourner l’attention des véritables enjeux politiques.
L’engagement suppose l’usage de la liberté d’expression, autre principe majeur de la démocratie, et la compréhension de ses limites.
L’internet a pu, à ses débuts et pendant un certain temps, faire surgir une utopie de démocratie participative grâce à la création d’un “village global” dans lequel tous peuvent échanger par un élargissement de l’espace public, et une contre-culture militante basée sur un modèle communautaire et libre. On constate pourtant aujourd’hui des phénomènes de concentration de l’influence au profit de quelques “super leaders d’opinion” qui sont suivis par des millions d’internautes en dehors de toute expertise précise. D’autre part, le désir de participation reste le fait d’une élite cultivée ou très motivée, et les inégalités face à la capacité de se mobiliser. La vie numérique des jeunes est plutôt centrée sur la sphère privée avec un certain risque de repli, le rejet de la participation à la vie publique, la montée du sentiment d’inefficacité, voire d’aliénation, des formes d’apathie et un recul certain des ambitions politiques.
Ces affirmations sont à modérer car elles concernent surtout les formes traditionnelles de la participation politique. L’internet peut aussi être considéré comme un puissant outil de mobilisation grâce à la vitesse et au volume de circulation de l’information, dans des formes moins conventionnelles de la participation comme la discussion sur les forums, la signature de pétitions et la mobilisation très rapide autour d’actions publiques qui permettent l’émergence d’un activisme militant (chez les “médiactivistes”). Dans ce sens, le cas de Greta Thurnberg est intéressant parce qu’il peut redonner confiance à une jeunesse dans sa capacité à participer au débat public, à faire entendre des voix discordantes et jeunes mais audibles malgré tout, et malgré les critiques. On peut y voir des formes d’”empowerment” (prise de pouvoir) à travers l’accès à l’information, l’ouverture et la diversification des espaces d’expression (notamment par la vidéo avec Youtube par exemple) qui permettent à des amateurs de prendre le pouvoir de critiquer (par rapport à la consommation mais aussi aux questions politiques) sans passer par le filtre des institutions politiques ou des médias traditionnels.
Préconisations
La question des risques informationnels liés à la construction de la culture politique des jeunes n’est pas simple. Pour l’école et pour les familles, il s’agit de former ou d’éduquer des futurs citoyens capables de discernement et d’engagement, en respectant le principe de neutralité du côté de l’école, en évitant le désintérêt pour l’espace public. Il s’agit en tout état de cause de proposer des repères qui permettent de se situer dans les flux d’informations, de concilier liberté d’expression et liberté d’opinion. Plusieurs préconisations peuvent être faites.
- Evidemment, favoriser l’esprit critique, mais c’est un truisme d’appeler de ses voeux les têtes bien faites plutôt que bien pleines. Surveiller l’internet et traquer les fausses informations à la manière des “hoaxbusters” (chasseurs de canulars), s’appuyer sur des communautés de youtubers vulgarisateurs de science passionnés, prendre l’habitude de vérifier les sources d’information dés l’école primaire, et distinguer discours objectif et biaisé sont des stratégies efficaces.
- Favoriser le goût du débat, la capacité à argumenter et à discuter en respectant la diversité des points de vue mais en conservant toujours une posture critique. Le débat est un espace de communication qui nécessite la mise en place de règles fondamentales, comme l’expression de tous, l’écoute et le respect d’autrui. Les discussions en famille ou entre amis, autour de sujets abordés dans les médias ou à l’école, sont des moments importants à préserver. De façon plus formelle, la déconstruction de controverses est une stratégie très utile, même avec les plus jeunes, pour repérer les arguments, les comprendre, les confronter, dans le respect de la diversité, qui est un principe fondamental de la démocratie.
- Sensibiliser à la pluralité des points de vue possibles sur une question, même scientifique, et donner le réflexe de toujours s’interroger sur les sources de l’information (qui parle ? à qui ? pourquoi ? comment ?), sur les mobiles de ceux qui diffusent l’information et défendent des points de vue, sur les systèmes de valeurs voire les intérêts économiques en jeu. L’esprit critique se cultive, pas seulement dans la dénonciation des mensonges qui circulent (les fake news, les théories du complot), qui risque de transmettre aux jeunes une posture de défiance et de scepticisme absolu, mais aussi dans une dynamique de recherche, d’étonnement et d’interrogation. Devenir détective, journaliste ou chercheur, voilà des propositions qui ont du sens pour construire des postures d’investigation.
- Favoriser l’expressivité pour l’engagement en s’appuyant sur les transferts de pratiques des jeunes. Toutes les activités qui engagent des formes de communication (journal, blog, chaîne Youtube), qui permettent de créer, d’agir, de s’extraire parfois des stratégies de captation de l’attention et des données (la création artistique ou technique), de prendre confiance dans ses capacités d’agir seul et avec les autres, sont à privilégier. Elles visent à transmettre le goût de l’action, de la responsabilité et de l’engagement à travers des sujets proches des préoccupations des jeunes et qui donnent du sens à leurs apprentissages. Favoriser l’expression et la prise de parole est essentiel pour des jeunes qui se sentent souvent muets, dont la parole est inaudible et qui ont peu de chances de trouver des espaces d’écoute en dehors de l’école. Les concours d’éloquence en vogue ces dernières années sont un exemple parmi d’autres, moins spectaculaires, mais tout aussi efficaces, d’apprentissage de l’entrée dans l’espace public, qui commence dans la classe.
Bibliographie
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Ressources éducatives associées
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